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Ernest Nivet (1871-1948), Vie et destinée d'un praticien de Rodin


Sous ce titre, les Editions Lucien Souny viennent de publier l'ouvrage de Francesca et Lucien Lacour, somme exceptionnelle réunissant une documentation, dont les auteurs rappellent en introduction qu'elle est l'aboutissement d'une quête de plus de 20 années pour cerner la personnalité d'Ernest Nivet, son projet artistique et son choix de vie en province, à Châteauroux, alors qu'une carrière brillante s'offrait à lui dans le sillage de Rodin, dont il fut le praticien, c'est-à-dire l'exécutant pour la réalisation dans le marbre ou la pierre des œuvres imaginées par son maître et employeur.

Cet ouvrage, d'une lecture agréable, à l'information solide, rend pleinement justice à un sculpteur dont le talent et le parcours artistique singulier ne méritent pas le silence dont il a été trop longtemps l'objet. En vingt-cinq chapitres et un épilogue, Francesca et Lucien Lacour font revivre l'homme depuis sa naissance à Levroux, la cité du cuir, dans une modeste famille de journaliers. Le travail de la terre réclamant de moins en moins de bras du fait de la mécanisation, la famille s'installa à Châteauroux, dans le Faubourg Saint-Denis. Sa rencontre avec le sculpteur Girault-Dupin qui venait de sculpter les chapiteaux des nouvelles églises de la ville, Saint-André et Notre-Dame, fut l'élément déclencheur de sa vocation. Apprenti dans l'entreprise de tailleurs de pierres Aufrère et Villeneuve, le jeune ouvrier suivait parallèlement des cours à l'école municipale de dessin. En 1891, sur recommandation de son professeur M. Bourda, Ernest Nivet intègre à Paris l'atelier de Falguière à l'Ecole des Beaux-arts. Un heureux concours de circonstances permit à Nivet d'entrer en contact avec Rodin, venu en Touraine pour préparer la statue de Balzac, commandée par la Société des gens de lettres. Rodin, à qui l'on avait montré des photos des premières œuvres de Nivet, lui propose alors d'essayer d'être son praticien.

« Sitôt arrivé, le jeune artiste se mit au travail : sa tâche était délicate et lourde de responsabilités puisque le praticien avait la charge d'achever l'œuvre avant la finition. Il était courant en effet pour un sculpteur d'avoir recours à un praticien pour transposer dans la pierre ou le marbre une œuvre en terre glaise qu'il avait modelée » (p. 71). Après une année comme soldat, « un métier trop embêtant » selon le jeune homme, il revient travailler dans l'atelier de Rodin de 1893 à 1895. Mais, il aspire à retourner dans son Berry natal. Un de ses amis avait pu écrire dès 1892 : « Ce ne sera jamais un artiste parisien, car il ne se plaît qu'à la campagne, au milieu des siens et sentant parfaitement les beautés de la nature et de la vie des champs » (p. 103). Cette phrase pourrait être mise en exergue à toute la création de Nivet après son retour en Berry à la mi-mai 1895. C'est cet itinéraire avec ses joies, ses réussites, mais aussi ses échecs voire ses déceptions que les auteurs vont s'attacher à suivre pas à pas. Avec les souffrances des deux guerres mondiales, qui ont saigné à blanc les campagnes françaises et fauché la fleur des jeunes gens, qui en constituaient la force vitale. Ernest Nivet saura trouver des accents souvent bouleversants pour exprimer le deuil des mères ou des épouses, dans la réalisation des Monuments aux morts, dont les places des villes et villages vont se couvrir pour honorer la mémoire des soldats morts pour la liberté de la France. Ces Monuments aux morts de Levroux, La Châtre, Eguzon, Châteauroux, Issoudun, se reconnaissent à leur souffle patriotique et au plaidoyer vibrant pour la paix, qui marquent chacun d'entre eux dans la pierre devenue sensible comme la chair des poilus et le chagrin des femmes endeuillées et des enfants qui les pleurent.

L'œuvre de Nivet ne saurait cependant se résumer aux commémorations des malheurs et des grandeurs de la vie nationale dans leurs conséquences directes en Berry. Tout autant que cela, il est le portraitiste de la vie des campagnes, des petites gens et de leurs métiers. Ainsi, le Botteleur, les Ravaudeuses, le Bricolin du Musée de Châteauroux, avec sa biaude, son chapeau et sa fourche de bois. Un clin d'œil amusé accompagne parfois sa statue comme celle du Berger couché. Nivet se montre également un fin psychologue dans sa série de portraits en bustes d'amis ou de proches : celui de Roger Cazala, du Père Thaddée, de Célestine Boucault, celui du jeune Bernard Naudin, sans oublier celui qui est probablement son chef d'œuvre, le buste de sa grand-mère, dont il a su exprimer la dignité conservée intacte dans une existence précaire et souvent confrontée au malheur.

L'ouvrage s'achève sur un souhait que l'on ne peut que partager : la création d'un musée consacré à l'artiste. Les pages 343-346 dressent une liste des œuvres de Nivet. Elles attestent qu'un tel projet aurait pleinement sa justification, car ce sculpteur, quoique provincial par son choix de vie, a été au contact des courants les plus divers de la création artistique de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe.

Nous avons aimé ce livre magistral, et nous invitons les amateurs de belles découvertes à mettre leurs pas dans ceux de Francesca et Lucien Lacour pour aller à la rencontre d'Ernest Nivet.

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Ernest Nivet (1871-1948), Vie et destinée d'un praticien de Rodin

par Francesca et Lucien Lacour (préface d'Anne Pingeot)

Editions Lucien Souny, 2018

448 pages.


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